mardi 4 octobre 2005

Nous sommes tous des « jaculateurs »

["LA MAUCAISE HUMEUR DE LUCIEN - UNE CHRONIQUE A PARAITRE PROCHAINEMENT DANS UN MAGAZINE]
jacqueslacan.jpg« Tout a été dit. Sans doute. Si les mots n'avaient changé de sens; et les sens, de mots. » Jean Paulhan
C’est Lacan qui parlait élégamment de « jaculation » pour désigner un certain type de logorrhée égocentrique et subjective. Vous me voyez venir : avec les blogs, wikis, emails, SMS, chats, podcasts, vidéocasts et autres forums débridés, nous voici au summum de la jaculation sur internet. Qu’est-ce que ça m’énerve ! En politique et en communication, aussi, la jaculation atteint des sommets. Nous sommes noyés dans un océan de signes. Du jour où le verbe s’est fait chair, on était sans doute condamné à cette inéluctable et progressive submersion. Oh, ce ne fut pas un tsunami, juste une lente montée des « oh ! » et des « ah ! » Le mot n’a plus aucun sens, seule compte sa sonorité : claque-t-il bien dans la tempête du verbiage ambiant? Telle est la seule question que se posent les émetteurs. Le sens du mot, aujourd’hui, c’est sa direction.
Des milliards de phrases sont envoyées chaque jour dans l’agora virtuelle du web. Combien allez-vous en retenir ? « S’il y a un bruit dans la forêt et qu’il n’y a personne dans la forêt, il n’y a pas de bruit » dit le pape du management Peter Drucker, copiant sans le dire l’évêque irlandais George Berkeley qui se posait déjà cette question au 18e siècle. Rien que cela vaut son pesant de cacahuètes : une des phrases clés du monde moderne est un plagiat. Résultat : tout le monde s’est précipité dans la forêt de la cacophonie où il n’y a plus eu que du bruit. Les arbres tombent mais tout le monde s’en fout, on cause.


Tout ça ne date pas d’hier, me direz-vous, ça fait longtemps qu’on se plaint. Le poète grec Hésiode se lamentait déjà, six siècles avant notre ère, de la « frivolité des jeunes d’aujourd’hui ». Platon dénonce l’envahissement de la tradition orale par l’écrit, coupable à ses yeux de diminuer la mémoire et de supprimer le dialogue. L’écrivain anglais Barnaby Rich  se plaint lui aussi: « Un des fléaux de cette époque est la multiplication des livres, ils surchargent tant le public qu’il ne lui pas possible d’assimiler l’abondance de sujets inutiles produits et disséminés chaque jour. » C’était en 1613 ! Alors, si on se taisait ? La grève du discours, le silence absolu, c’est pas une belle idée çà ? Quand même mieux que la grève des transports, non ?
Le problème c’est qui si on se tait, on ne bouge plus : c’est la même zone du cerveau, la région de Broca, qui gouverne, paraît-il,  la parole et le geste. Nous voilà bien ! Parler pour ne pas mourir, tel est notre destin. Le langage est action, nous disent les linguistes. Hélas, les politiques les ont entendus ! Au moins, parlons doucement, en s’écoutant, avec des pauses, vous savez, ces silences qui mettent la musique en valeur.
Je fais un rêve, celui d’un monde où la machine n’obligerait pas à se répandre mais forcerait à réfléchir, un monde où les mots auraient du poids mais pas façon Paris-Match, un monde fait de coins et de recoins, doux et capitonneux, où l’on se comprendrait à demi-mot, d’un sourire léger, le cœur libre et l’âme compatissante.
Bon, d’accord, dans ce monde, on publierait encore au moins une chronique, devinez laquelle ?
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