mardi 27 septembre 2005

Lire ou écrire?

[Un texte de Lucien Toscane]
Dans la vie, on n’a que deux solutions : lire ou écrire. Ou sinon, se vautrer comme un chien. Je dis çà parce que je suis jaloux du mien : il n’est pas si gros mais il prend toute la place sur le lit, il pèse sur la couverture comme la vie sur mon âme. Et moi, j’aime bien écrire dans mon lit. Pas ma femme qui trouve que ça fait du bruit. Alors j’essaye d’effleurer les touches de mon clavier en évitant de respirer. Mais je vois bien qu’elle tend l’oreille du coin de l’œil tandis que du mien je guette son sommeil libérateur de ce stress machinique.
Lire ou écrire.


Ecrire aussi parce qu’on a très envie de lire ce qu’on a écrit, on a peut-être plus envie de se lire que d’écrire. On n’est jamais mieux servi que par soi-même. Comme cette actrice qui ne visionnait que ses films et encore, elle ne regardait que ses scènes et zappait le reste. Ou les journalistes qui ne lisent que leur papier et fulminent à la moindre virgule escamotée. Ou les blogueurs qui ne bloguent que sur leurs blogs.
Lire parce qu’on espère toujours un miracle mais, avec le temps, il vient de moins en moins. Les miracles survivent mal au temps qui passe. Quelqu’un a dit  : en vieillissant, on perd en innocence ce qu’on gagne en compréhension. Il le disait mieux que ça mais ça veut bien dire ce que ça dit.
Ecrire pour soi , dire qui on est, secrètement, caché au fond du lit ou vautré sur sa table comme ce foutu clebs sur ma couette et, en même temps, espérer que le monde entier découvrira émerveillé cette prose nouvelle.
Lire Saint-Augustin et dire : Seigneur, quelle langue que celle de ce monsieur d’Andilly.  Mais l’Algérien pas encore saint, il s’en foutait bien de d’Andilly, il sortait ses tripes en latin et l’autre en fit du style en français. On cherche la rime là où n’y a que l’âme. Comme Chateaubriand, la plus belle langue française n’est-ce pas ? Mais Dieu que c’est chiant ! Et puis c’est tellement facile de frimer aujourd’hui : toute culture est à un clic de souris. On picore sur internet comme mon sacré chien les miettes sous la table.
Ecrire pour dire sa vérité. Donc, oublier le strass et la figuration et ne penser qu’à soi, ce qui contrarie mon éducation chrétienne. Je ne vois vraiment pas en quoi mon moi par mes mots pourrait causer de l’émoi chez l’autre. Mais çà aussi c’est une vieille histoire, le mec qui s’interroge sur le pourquoi du comment, avec des chichis de vieille Anglaise.
Lire tout, tout le temps, dévorer, que rien de ce qui se publie ne m’échappe. Et après ? Une sorte d’indigestion, un brouillard rempli de signes, d’encre et de pages, et des yeux de plus en plus myopes et presbytes à la fois, c’est l’apanage des gens distingués. Au fait, pourquoi lit-on ? A une époque, lointaine, c’était pour apprendre puisque le livre était le canal historique de la culture. Aujourd’hui ? Par habitude, un peu comme on fait pipi, on lit au lit. Les bouquins s’entassent, ils vous tombent des mains. En même temps, vous vous dites : ce n’est pas possible cette lassitude ! C’est moi que je nie en niant tous ces livres.
Lire avec une âme d’enfant, pour retrouver le spleen d’antan. Quand les mots vous emportaient dans vos rêves, fabriquant un cocon si doux, si maternel, les nuages de Saint-Exupéry, la maison dans le brouillard du Grand Meaulnes, l’émotion étonnante de Boris Vian. Et la poésie, mon Dieu ! Quels voyages ! La chair n’a jamais été triste et je n’ai pas lu tous les livres mais, quand même, fuir, là-bas fuir ! Oh oui !
Et voilà que mon chien se met à ronfler tandis que ma femme s’endort. Je tape de plus en plus doucement sur mon clavier, je n’appuie presque plus sur les touches, la nuit m’appelle, les mots s’évanouissent. Je partirai une fois de plus dans ce rêve, où je vole avec jouissance très haut dans le ciel, au-dessus des pays et des hommes, m’approchant de Dieu peut-être. Jamais je ne tombe dans ce rêve, toujours je vole. Fuir, là-bas fuir !

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