mardi 17 juin 2008

Usage des TIC et signaux faibles du changement social

Un texte de Philippe MALLEIN
Conseiller Scientifique Innovation et Usages CAUTIC, CNRS, CEA-Leti, MINATEC IDEAs Laboratory®; Université de GRENOBLE - MAI 2008


 

Je mène actuellement un travail de réflexion en anticipation des changements sociaux qui se manifestent aujourd’hui dans les sociétés post-modernes.


Cette réflexion est basée d’une part sur mes expériences de recherche sur les usages des technologies d’information et de communication et d’autre part sur des réflexions prospectives avec des méthodologies que l’on développe avec Fabrice Forest et Marie-Laurence Caron-Fasan entre autres, sur des signaux faibles du changement social.
Nous connaissons déjà les signaux forts comme l’épuisement des ressources, des indicateurs démographiques, économiques, etc. Ce que j’appelle des signaux faibles sont des choses plus impalpables représentant des transformations assez fortes des modes de vie et des modèles sociaux.
Et ces changements, je les raisonne d’abord autour d’une transformation dans la norme sociale du comportement individuel.





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Sommaire


- le rapport au temps 


- le rapport à soi


- le rapport aux autres


- le rapport à l'espace et les territoires


- le rapport à l'action


- le rapport à l'organisation


- le rapport aux savoirs et aux savoir-faire 


- le rapport au pouvoir 


Conclusion


 


Je pars d’une idée liée à ma propre histoire. Dans ma jeunesse, la
norme sociale dans laquelle j’ai vécu dans la France des années juste
après-guerre, dans les années 50, c’était  « faire son devoir à sa
place
», ou faire son devoir à la place qu’on occupe.
A la place où tu étais, tu faisais ton devoir. C’était ça la norme, qui
était d’ailleurs la norme du 19ème siècle  et début 20ème qui a envoyé
un million cinq cent mille morts pendant la guerre de 14-18, etc.
C’était cette norme là. Tu étais gendarme, tu devais être un bon
gendarme, faire ton devoir, etc. Tu étais lycéen, tu faisais ton
devoir… Nous vivions là dedans.

Les années 60 voient apparaître ce que les économistes ont appelé les
Trente Glorieuses, qui se traduisent par une évolution complète de la
norme sociale.
La nouvelle norme se définit par « réussissez dans la vie ». Donc «
Croissez, multipliez, développez-vous économiquement ». On est dans des
taux de croissance élevés, il faut se débrouiller pour gagner de
l’argent et réussir. C’est le « self made man », la réussite économique.

Notons que ce modèle met déjà plus en avant l’individu que le collectif
puisque dans le modèle précédent « faire son devoir » signifiait
vraiment une soumission au devoir de groupe, chacun appartenait à un
groupe et se soumettait au devoir de groupe ; tandis qu’à partir des
années 60, c’est une forme d’individualisme qui se développe. C’est
aussi un peu ce que représente la révolte des étudiants de mai 68, nous
sommes des individus et non pas seulement des gens conformes qui
doivent faire leur devoir.

Dès les années 80-90 émerge une nouvelle norme sociale du comportement
individuel qui n’est plus réussir dans la vie mais renvoie à  chacun 
le message de « réussir sa vie ».
Réussir sa vie renvoie à des choses très intimes et très profondes,
c’est toute ta personnalité qui devient un facteur de réussite et de
production, l’intime devient un facteur de production. Et c’est là à
mon avis que se situe la société de la connaissance. On n’est plus dans
l’idée d’une société de la cognition, pour moi très étriquée, mais on
va vers une société où les savoir-faire, savoir se comporter, savoir
être, etc. donnent lieu à différents types d’intelligences.
   
Et tout cela est le signe d’une complexité beaucoup plus grande de la
société et du rapport individu/société, car on reçoit une injonction
contradictoire. Une double entrave, un « double bind » tel qu’expliqué
par les théoriciens de Palo Alto, Gregory Bateson et les autres.

Réussir sa vie est une injonction contradictoire.  Si vous réussissez
votre vie, cela signifie que vous êtes parfaitement autonome car vous
avez trouvé les normes sur lesquelles vous allez juger de la réussite
de votre vie. Or en agissant de la sorte il se trouve que vous êtes
parfaitement conforme au modèle social qui vous est désigné par la
société dans laquelle vous vous trouvez..
C’est une magnifique double entrave, ou « double bind », où on est à la
fois autonome et conforme, autonome et hétéronome. C’est donc
l’injonction contradictoire type d’une norme sociale qui nous dit «
soyez autonome ».

Pour certains théoricien,s cette double entrave conduit à la folie ;
mais elle conduit aussi, et ils emploient le terme d’entrave, (enfin
des français l’ont réinterprété comme ça) en disant « j’entrave quelque
chose », je comprends quelque chose avec ça.
Cette double entrave est donc à la fois une entrave mais ouvre à comprendre aussi.
Et pour comprendre, il faut d’un seul coup dénouer le nœud (bind) et
identifier  le fait que c’est dans ce jeu extrêmement subtil entre
l’individu et la société que se construit aujourd’hui la dynamique
sociale de la néo- modernité.

Cela veut dire que nous sommes dans une société beaucoup plus complexe,
une société qui valorise énormément l’individu et la réussite
individuelle de chacun, sur la base de ses propres normes. Et en même
temps, on est aussi dans une société où chacun individuellement cherche
à se comparer aux autres, à échanger avec les autres pour savoir où il
en est, pour comprendre parce que de toute façon il n’arrive pas à
vivre tout seul, ce n’est pas pensable.

Cette injonction peut se traduire de différentes manières, et conduit
les individus de sociétés complexes à exprimer et construire des enjeux
identitaires sur toute une série d’activités  dans leur vie
quotidienne, pas seulement au travail mais aussi dans les loisirs, dans
la manière d’habiter, dans la relation à la campagne, aux objets, etc.
En bref, les individus trouvent des enjeux identitaires partout, ce qui
est normal puisqu’ils sont dans la logique de « réussir sa vie » et
pour la réussir il faut construire et exprimer son identité dans toutes
leurs activités.

Nous sommes donc vraiment dans ce que j’avais nommé le « vivre séparé /
ensemble » ; vivre un petit peu sa vie chacun de son côté ensemble, que
nous avions déjà identifié lorsque nous travaillions sur les
significations d’usage du magnétoscope grand public à domicile au début
des années 80. Depuis cela ne fait que se confirmer.

Aujourd’hui, pour aller dans le sens de ce que je ressens par rapport à
ce phénomène, c’est qu’en effet c’est une nouvelle norme sociale, c’est
une transformation de la norme qui est devenue beaucoup plus complexe.
C’est l’expression d’un changement de société, et d’une
complexification de la société beaucoup plus grande. Alain Erhenberg a
montré dans son livre « la fatigue d’être soi » qu’il n’est pas facile
de vivre dans ces sociétés avec ces enjeux identitaires et cette double
entrave. Certaines personnes le supportent, d’autres non comme nous
l’expliquerons plus tard.

Mais que viennent faire les technologies d’information et de télécommunication là-dedans ?
Actuellement, en travaillant sur les technologies d’information et de
télécommunication, on s’aperçoit que les individus construisent des
enjeux identitaires extrêmement forts dans l’usage de ces technologies.

C’est ce que l’on a constaté dans nos enquêtes sur la manière dont les
gens vivent et conçoivent l’usage des technologies d’information et de
télécommunication, notamment à partir d’ une étude issue d’un contrat
avec France Télécom. Nous cherchions à définir quels sens avaient pour
les individus ces technologies et comment ils vivaient et concevaient
l’usage de ces technologies.
Et l’on s’est aperçu que cela pouvait s’articuler autour de différentes
variables identitaires  qui nous sont apparues comme explicatives de ce
rapport : des variables identitaires extrêmement fortes qui sont le
rapport au temps, le rapport à soi, le rapport aux autres, le rapport
au territoire, le rapport à l’action, le rapport au pouvoir, le rapport
aux savoirs et aux savoir-faire et le rapport à l’organisation.

On assiste sur chacune de ces variables à une mise en symptôme de
paradoxes dans l’usage des technologies d’information et de
télécommunication, désignant les changements sociaux, le changement
social profond qui est en train de se produire ; paradoxes se
manifestant en faisant exister ensemble des phénomènes auparavant
extrêmement contradictoires.
Globalement, c’est donc là que l’on peut identifier des signaux faibles
de changement social et je me sers ainsi des technologies d’information
et de télécommunication comme  d’un indicateur des transformations de
la néo-modernité.


 


* Le rapport au temps

Ce qu’on voit apparaître dans le rapport au temps, dans l’usage des
technologies d’information et de télécommunication, c’est un paradoxe
qui consiste à dire qu’on veut l’immédiateté, la rapidité, gagner du
temps, aller à l’essentiel, trouver l’information quand il faut,mais
que l’on veut aussi passer du temps dedans, jouer avec, perdre son
temps en partant à l’aventure à naviguer sur Internet, aller se perdre
dans les échanges avec les autres, bref se distraire du temps, passer
du temps, perdre du temps.
Donc on est à la fois dans le registre gagner du temps et perdre du temps. Et les deux fonctionnent ensemble.
Or en accompagnement de la conception de l’innovation il est important
de se poser la question de ce que l’on va mettre comme fonctionnalités
pour permettre à l’utilisateur de vivre ces paradoxes. Si l’on est trop
réducteur, il ne peut pas les vivre. C’est donc pour cette raison que
nous nous sommes orientés sur cette réflexion.

*   Le rapport à soi

Aujourd’hui, une technologie d’information et de communication est
d’abord considérée par les utilisateurs comme un support à l’expression
de soi. C’est un outil qui permet de s’exprimer, qui permet de dire qui
on est, d’être le reporter de sa vie quotidienne.
Ce phénomène avait déjà été identifié à la fin des années 70 mais de
manière moins nette qu’aujourd’hui : la publicisation de l’intime. On
est dans une communication, certes, mais sur l’intime ; on rend public
son intime. Et on recherche dans le public l’intimité des autres. On
recherche un espace public où toutes les intimités de chacun vont
s’exposer, voire s’exploser.
Et il y a une forme de confiance qui est attribuée à cela car c’est
comme si on était plus vrai puisqu’on s’exprime plus profondément sur
des choses plus intimes.
Ce que l’on voit par exemple avec les petites photos et les séquences
vidéo que l’on peut faire avec un téléphone mobile sur ce que nous
vivons sur le moment, que nous échangeons immédiatement avec les autres
; ce sont aussi les échanges de messages sur Internet, les blogs, les
messageries instantanées etc.

Et c’est contradictoire car puisque chacun exprime son soi intime, on
va se dire que les gens deviennent des individualistes forcenés . Ils
ne font qu’exprimer leur soi et ne rencontrent personne, plus personne
ne se parle. C’est tout un discours qu’on entend sur les technologies
de l’information et de la communication. Mais c’est absolument faux. Il
y a une énorme communication mais cette communication est simplement
sur la rencontre des soi intimes des autres. Ce n’est pas
l’individualisme contre le collectif mais c’est une intimisation de
l’espace public et une publicisation de l’intimité. La rencontre de ces
deux phénomènes remet donc en partie en cause le discours sur le fait
qu’on vive dans un monde totalement individualiste car on oublie cette
rencontre qui se produit sur l’intimité,  et qui peut ne pas plaire à
certains qui ont une vision très politique de l’usage.

* Le rapport aux autres

La relation aux autres se fait sur le fait que tout le monde accepte
qu’on échange sur l’expression de soi-même. C’est le phénomène très
caractéristique de nos sociétés modernes qui consiste à « vivre
séparé/ensemble ». On ne se fond pas dans un collectif, mais on cherche
un collectif qui valorise les idiosyncrasies de chacun, les goûts de
chacun. En même temps nous restons des individus séparés mais nous
sommes contents de nous retrouver ensemble, justement parce que nous 
retrouvons des gens qui partagent ces valeurs du « vivre
séparé/ensemble ».

Un de mes amis m’a cité un phénomène auquel il avait assisté sur des «
flash mob ». Les gens s’envoient des annonces et se retrouvent à tel
endroit et à telle heure et font un événement collectif instantané
ensemble. Mais un flash mob avait particulièrement retenu son
attention, c’était un événement pendant lequel les gens s’étaient
retrouvés et  tout le monde dansait ensemble, mais chacun sur sa propre
musique, ce qui est l’exemple type du vivre séparé/ensemble.

Sur cette base, tout le monde est d’accord pour considérer qu’il est
très intéressant que chacun dise sa vérité, ou ce qu’il pense être sa
vérité, sa profondeur, que ça prenne de la dimension, que ça s’enracine
dans une personne pour pouvoir faire sens pour les autres. Et tout le
monde est d’accord pour échanger de cette façon là. On est ensemble
pour partager l’expression des intimités de chacun.
C’est ce que l’on appelle les communautés sur Internet, c’est toute
cette façon à la fois de se différencier et de se retrouver. Le « vivre
séparé/ensemble » se situe là, dans ce rapport soi/les autres.

*  Le rapport à l’espace et les territoires

Ce rapport est complètement modifié aujourd’hui grâce aux technologies.
Sur  cette notion du « comment je construis mon territoire dans
l’espace ? », nous sommes dans un jeu qui a commencé sur la relation
entre l’espace réel et l’espace virtuel, et qui ne s’arrête plus. La
distinction entre le réel et le virtuel à mon avis ne tient plus. Il y
a une interpénétration complète, il n’y a plus le réel d’un côté et le
virtuel de l’autre.

On se situe aujourd’hui dans un monde réel qui est incroyablement
augmenté par les capacités du monde virtuel. C’est ce que l’on appelle
« la réalité augmentée ».
Ce que disent les ingénieurs sur la réalité augmentée, c’est que nous
avons dans notre vie quotidienne à disposition tout un tas d’outils qui
nous permettent d’être un homme augmenté, c’est à dire d’avoir des
capacités augmentées de perception, de vision, peut être de goût, et de
beaucoup de choses à venir.

Puis de l’autre côté, dans le monde virtuel, nous avons un clone avatar
qui nous représente dans ce monde; c’est le principe, par exemple, de «
Second Life » et de tout ce qui se construit autour de ça.
En fait, ce monde virtuel commence à être augmenté par les capacités de
reproduction de perceptions du réel. Par exemple avec la Wii, on joue
avec des mouvements du corps, et tous les capteurs de mouvements, tous
les outils nouveaux qui se développent permettant d’animer notre avatar
par exemple, mais aussi très vite à terme des capteurs d’émotions, de
sensations vont faire que l’on va exister dans le monde virtuel avec
beaucoup de capacités perceptives du monde réel.

Cela représente donc un complet paradoxe puisque l’on n’a plus de
position très nette réelle d’un côté ou virtuelle de l’autre. Il y a
une interpénétration du réel et du virtuel qui est en train de se
produire, et une redéfinition complète qui va se faire des mondes
sociaux, y compris les mondes imaginaires dans lesquels on vit. On va
construire de nouveaux espaces et de nouveaux territoires de
l’identité, qu’un certain nombre de gens recherchent déjà.
C’est une redistribution totale qui est en train de se produire, dont
on est loin de connaître toutes les conséquences. Et j’ai l’impression
que ce rapport pourra être un des plus forts générateurs d’addiction.

*  Le rapport à l’action

Il est assez extraordinaire, car dans la manière dont les gens, et
notamment les jeunes se servent des technologies d’information et de
télécommunication on s’aperçoit que l’on vit  de plain pied dans
l’ubiquité d’activité.
On est capable de faire plusieurs choses en même temps. Et
contrairement à ce que l’on m’a appris quand j’étais jeune « on ne fait
bien qu’une chose à la fois », et bien non, ce n’est pas vrai. On peut
parfaitement faire plusieurs choses à la fois.
A la fois on se concentre sur une tâche, et avec l’usage des
technologies on arrive à la faire plus vite et mieux. Tous les
ergonomes qui travaillent sur ce sujet le montrent.
Et en même temps, c’est le phénomène du multi tasking qui s’est
incroyablement développé, on voit des gens faire plein de choses en
même temps avec ces technologies.

J’ai vu mon fils se réunir avec ses amis devant un match de foot, 
aller sur Internet échanger chacun avec leur messagerie, envoyer des
messages sms ou mms sur leur téléphone mobile, et faire des jeux vidéo
en même temps, etc. Faire tout ça et en même temps préparer les devoirs
pour le lendemain, en allant chercher toutes les informations sur
Internet et en échangeant dessus, etc. Donc on s’aperçoit que cette
ubiquité d’activité se situe au niveau grand public, mais dans notre
activité professionnelle tout le monde commence aussi à faire ça.
J’ai vécu un autre phénomène dans ce sens en allant faire une
conférence à l’école de management à Grenoble. J’ai vu les  étudiants
sortir leurs micros ordinateurs et commencer à prendre des notes. Ce
qui me paraissait normal et signe d’une attention soutenue .Or en me
promenant dans les tables , j’ai constaté qu’une personne préparait un
exposé, une autre corrigeait un texte,  ou appelait sa copine, ou
regardait un film, écoutait de la musique etc .L’attention était plus
dispersée que je ne me l’imaginais.

Mais ,à la fin de la conférence j’ai été particulièrement étonné de les
voir me poser des questions tout à fait pertinentes : il n’y avait pas
eu de perte en ligne.

L’idée qu’on ne peut faire bien qu’une chose à la fois tombe. L’idée
qu’il pourrait y avoir une opposition entre l’efficacité de l’action
unique sur laquelle on se concentre et la dispersion « congénitale » de
la pluriactivité disparaît.
Et comme on doit se confronter à la complexité dans laquelle notre
action se construit aujourd’hui, on est obligé d’une certaine façon de
vivre dans l’ubiquité d’activité.

*   Le rapport à l’organisation

C’est une dimension extraordinaire car auparavant on distinguait très
clairement la stratégie et la tactique. Une organisation se définissait
surtout par :
-    la définition des grandes orientations stratégiques,
-    des lignes directrices,
-    des road map des activités, etc.

Et c’était ça la capacité à agir sur son environnement, c’était se donner une structure stratégique forte.
Puis une fois que cette structure stratégique était donnée, on
effectuait des adaptations tactiques en fonction des évolutions de
l’environnement, des changements qui se passaient, mais en cherchant à
garder la même ligne stratégique.

Aujourd’hui, la relation tactique/stratégie s’est complètement
modifiée. On constate une interpénétration très forte de la stratégie
et la tactique ; on peut même se demander si ce n’est pas la tactique
qui construit la stratégie. Chacun est en permanence en adaptation
tactique. L’enjeu fort n’est plus seulement dans la capacité à
construire une stratégie à moyen terme puisqu’on doit  toujours 
s’adapter au dernier moment. Même si on s’est donné des road map, des
grandes lignes, etc. on s’aperçoit qu’elles ne tiennent pas la route
très longtemps.
Chacun doit donc être en permanence en adaptation tactique, et la
stratégie se conduit par la multiplication de ces adaptations tactiques
ainsi que les règles que l’on arrive à mettre en place  à partir de ces
adaptations tactiques. L’organisation anticipée (la stratégie)  et
l’organisation de dernière minute (la tactique) fonctionnent en même
temps, existent ensemble. Beaucoup de gens se plaignent de ne plus
pouvoir anticiper et d’être soumis à l’urgence, mais en réalité on est
dans une société qui valorise les deux, l’anticipation et l’urgence. 
Il y a cependant une réelle montée en puissance de l’organisation de
dernière minute (la tactique) qui devient presque stratégique.
On monte une stratégie sur 2, 3 ou 4 ans mais en réalité cette
stratégie est constamment en train de changer. Et les technologies de
l’information et de la communication permettent de faire ça plus
facilement.
C’est ce que disent les spécialistes sur le changement par exemple,
quand on parle d’adaptation au changement dans les organisations.

Aujourd’hui le changement est la norme. C’est un changement permanent
donc ce n’est plus une adaptation au changement c’est le fait qu’on est
de toute façon en permanence dans le changement.
Du coup, le mode d’organisation se transforme complètement, tout comme l’organisation personnelle.
On s’aperçoit qu’on est toujours en retard, on n’a jamais préparé comme
il faut ce que l’on va faire, on a toujours un événement nouveau et
imprévu qui fait que l’on doit livrer un travail hier ! au lieu de
demain, etc. Et c’est alors que les technologies d’information et de
télécommunication prennent tout leur sens dans une organisation au
dernier moment. Ces technologies nous permettent de pouvoir vivre comme
ça.

C’est une redéfinition de la relation entre la stratégie et la tactique qui est en train de se produire dans l’organisation.

Mais aussi entre le moyen terme et le court terme, c’est la « dictature
du court terme» .On ne peut construire à moyen terme qu’à partir
d’actions et d’organisations placées à court terme.

Là encore il y a un paradoxe sur l’organisation. Théoriquement
l’organisation est antinomique avec la soumission au court terme, alors
qu’en fait, on doit construire aujourd’hui son organisation en partant
des injonctions du court terme en permanence.

*   Le rapport aux savoirs et aux savoir-faire

C’est à mon avis un des phénomènes les plus importants. On distinguait
auparavant ce qui relevait du savoir et ce qui relevait du
savoir-faire. Maintenant  ces deux  champs s’interpénètrent .

Du côté du savoir, on situait le raisonnement hypothético - déductif,
c’est-à-dire le raisonnement scientifique qui consiste à dire je fais
des hypothèses, je vérifie mes hypothèses sur le terrain
d’expérimentation et si elles sont vérifiées, la loi scientifique est
là, si elles ne sont pas vérifiées on doit retravailler, etc.
Ce mode de raisonnement définissait le savoir scientifique, et il est toujours valable.
Par contre, il se combine complètement aujourd’hui avec le raisonnement
par induction et par accumulation de savoir-faire localisés.

On agit, on construit des savoir-faire, on ne sait pas bien sur quoi on
travaille, on a une visibilité de boîte noire, mais on s’aperçoit qu’on
obtient des résultats. Et en accumulant ces résultats on se dit qu’il y
a une loi d’usage, une loi par induction qui se met en place. Et à
partir de cette loi on va essayer de se construire un savoir, qui
mélange savoir et savoir-faire .Il n’y a plus la distinction aussi
nette qu’il y avait auparavant. On est à la fois théoricien et
expérimentaliste, et le mélange des deux fonctionne très bien.
C’est très vrai en informatique, dans l’usage de l’informatique
beaucoup de choses se font comme ça. Et il y a des lois qui se
construisent par induction, par essai/erreur et c’est quelque chose
qu’on valorise
J’essaie quelque chose, ça ne marche pas ; j’en essaie une autre ça
marche ; et l’on en tire une loi qui est basée sur des savoir-faire
localisés, qui progressivement font figure de valeur scientifique,
objective.

L’opposition entre le raisonnement hypothético-déductif et le raisonnement inductif ne tient donc plus du tout.

Aujourd’hui on doit mélanger les deux. En plus, comme on doit se
confronter à des situations complexes, et que l’on ne peut plus
décomposer la complexité selon le modèle cartésien qui consiste à dire
quand j’ai un problème complexe, je décompose ce problème en une série
de problèmes plus simples que je sais résoudre.
 Là on ne peut pas le faire. On est obligé de se confronter à la
complexité tout de suite, et de se débrouiller avec ça. Les outils
technologiques de traitement de l’information et de la communication
servent aussi à ça.

*  Le rapport au pouvoir

Le phénomène majeur auquel on est en train d’assister, surtout dans les
sociétés européennes, (pas les sociétés du Nord mais les sociétés dans
lesquelles nous nous trouvons), c’est que nous avions un rapport à la
technique qui était un rapport maître/esclave. On part de l’idée que
l’objet technique est l’esclave, je suis le maître, il doit obéir et
faire ce que je veux qu’il fasse. ILdoit me permettre d’arraisonner la
nature comme disait Heidegger. J’ai un pouvoir sur la nature grâce à ça.

Aujourd’hui on s’aperçoit qu’un nouveau rapport est en train de se
développer et qui est sans doute un rapport plus facile et plus simple
à l’objet ,mais qui n’est sans doute pas si simple à vivre pour nous
qui sommes habitués au rapport maître/esclave avec l’objet technique,
c’est un rapport de compagnie entre l’utilisateur et l’objet technique,
et non pas un rapport de maîtrise. On laisse la possibilité à l’objet
technique d’avoir une vie propre, de fournir des services, de nous
observer, d’être un compagnon qui va nous apporter des services.

La condition, c’est d’accepter qu’il ait une autonomie par rapport à nous et donc qu’il ne soit plus vu comme l’esclave.
Il est un compagnon, il a une capacité à faire des choix, à vivre seul,
à prendre des décisions seul, à se connecter avec d’autres objets
techniques, etc.
Ces objets techniques deviennent un peu des animaux de compagnie qui
vivent avec nous. Dans des travaux que nous avons effectués en
Finlande, nous avons constaté que les Finlandais vivent exactement ce
rapport là, et en France nous évoluons aussi vers ce rapport là.
On est donc en train de subir une transformation complète. Il n’y a pas
d’un côté le maître et de l’autre l’esclave comme auparavant, il y a
une nouvelle relation beaucoup plus paradoxale. Enfin, c’est paradoxal
quand on raisonne maître/esclave mais quand on raisonne compagnon ce
n’est pas si  paradoxal que ça. Mais si l’utilisateur reste dans cette
vision du rapport de maîtrise à l’objet technique il va devenir
l’esclave ; un certain nombre de gens le vivent d’ailleurs comme ça.

  Conclusion

Voilà ce qui ressort de toutes ces réflexions autour de l’usage des
technologies de l’information et de la communication, je les  considère
comme un symptôme d’un changement social profond qui est en train de se
produire dans tous les domaines, et qui signifie que notre rapport au
temps, notre rapport à soi, notre rapport aux autres,  au territoire, à
l’action, etc., toute notre vie est en train de se transformer
complètement, et que c’est dans cette direction que l’on est en train
d’aller sans même s’en rendre compte.

Pour en revenir à l’injonction contradictoire initiale, c’est-à-dire
réussir sa vie, être à la fois autonome et conforme. Je crois
qu’aujourd’hui cette injonction est très difficile à vivre pour un
certain nombre de gens et on peut voir des fuites aux deux extrêmes, à
l’extrême du collectif et à l’extrême de l’individu.

A l’extrême du collectif, il y a des personnes qui n’arrivent pas à
négocier ce nouveau rapport individu/collectif et donc qui sombrent
dans le tout collectif, et basculent dans la secte ou dans
l’intégrisme.
Leur raisonnement est le suivant : « je n’arrive pas à être moi-même,
c’est trop difficile et donc la seule chance que j’ai c’est de compter
sur d’autres, des gourous ou des donneurs d’ordres qui vont me dire
comment je dois vivre ». Je suis donc complètement soumis à un
collectif extrêmement rigoureux qui ne laisse aucune place à l’individu.
Ce sont  toutes les dimensions sectaires et intégristes que l’on voit apparaître, et qui se développent très fortement.

A l’autre extrême, celui de l’individu, on trouve les personnes qui
partent dans la drogue et les addictions de toutes sortes, car la
drogue c’est l’explosion de soi, c’est le soi tout seul qui n’a plus
besoin des autres.
Grâce à ma drogue je suis tout puissant, j’exhale et j’exalte mon
individualité. Elle s’exprime par tous les pores de ma vie ; grâce à la
drogue, je joue seul  avec et  sur  mon individualité. L’individu se
coupe alors de tout collectif.
C’est ce que Céline Verchère a particulièrement bien montré dans sa
thèse sur les enjeux identitaires de la consommation de drogues dans
les raves party où on voit bien toutes ces dimensions centrées sur
l’individu.

Je considère  ces phénomènes paradoxaux comme des symptômes très forts
d’un changement social qui est en train de se produire et qui est un
changement majeur dans notre société. Et si on n’intègre pas tous ces
changements sociaux, alors on va passer à côté d’un développement
économique et social nouveau, car tout développement économique et
social se fera aujourd’hui sur ces valeurs là. Sur ces nouvelles
valeurs et sur cette capacité à faire vivre ensemble des paradoxes, des
choses qui auparavant étaient contradictoires. Et c’est sur cela que se
fera le développement économique , social et culturel  de nos sociétés
contemporaines.

C’est donc toute la complexité de notre société avec son injonction
contradictoire à l’autonomie et à l’hétéronomie. Les propos des
théoriciens, psychiatres et psychanalystes à ce sujet  sont  les
suivants : pour pouvoir vivreà partir de la double-entrave , il faut
d’abord réussir à l’identifier et  à la comprendre. Une fois qu’on l’a
comprise, il se passe quelque chose, l’histoire se remet en marche. Et
ces paradoxes dont je parle font partie de l’histoire, c’est la
préfiguration de quelque chose de nouveau qui va apparaître, qui nous
est totalement inconnu.
Le fait que ces paradoxes existent sont les signaux d’une montée de
nouvelles valeurs qui viennent se mêler aux valeurs existantes, qui
peuvent même fonctionner au service de ces valeurs et qui au bout d’un
certain temps se mettent à s’autonomiser et à construire un nouveau
système de société, de valeurs sociales.

Aujourd’hui, ce qu’on essaie de faire dansla démarche d’innovation
technique , avec  toujours l’idée d’associer l’usage à la conception,
c’est de tenir compte de ces paradoxes pour concevoir des innovations
ambivalentes qui peuvent servir à la fois à vivre dans le réel et dans
le virtuel,  à gagner du temps et perdre du temps ,à vivre séparés –
ensemble, etc.
 
Ce qui n’est pas simple mais qui permet d’être en phase avec les
changements de norme sociale et qui laisse donc plus de chances
d’accompagner ce changement social.

Et donc ,du point de vue de la réussite de l’innovation, pour des
raisons économiques comme pour des raisons de dynamique  sociale et
culturelle, et d’intégration des objets techniques dans une société qui
est un phénomène culturel très important, il faut concevoir des
innovations ambivalentes en phase avec ces changements de normes
sociales. Concrètement, cette théorie est plus difficile à appliquer
mais elle nous donne une ligne directrice.
Une innovation technologique réussie est donc une innovation en phase avec le changement social et culturel.
Et un changement social  et culturel réussi est un changement en phase avec les technologies.
Tout est en interaction. Une société qui produit des objets techniques
complètement décalés par rapport à ces évolutions est sûre de
s’écrouler, et malheureusement je crois que c’est un peu ce que l’on
risque en France aujourd’hui.
Mais inversement, un changement social qui ne couvre pas toutes les
dimensions technologiques est un changement qui ne fonctionnera pas,
qui n’aura pas les outils matériels de sa transformation.


 


-- dessin de Xavier Gorce , Le Monde --

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