vendredi 24 mars 2006

Halte à la techno-supercherie, techno-chienlit!

[chronique de Lucien Toscane à paraître bientôt dans un magazine]


A force de voir le papy-boom cuisiné à toutes les sauces, à force d'entendre les lamentations sur ces seniors partis à la retraite avec un bras d'honneur sans avoir transmis la moindre goutte de leur savoir ancestral, je me suis dit: bientôt gâteux, il serait temps que je m'y mette.


Il faut dire qu'ils sont rares les gens comme moi, 30 ans de pratique intensive de la high-tech, de lutte quotidienne avec les produits communicants en tout genre, à la maison comme au bureau, vous voyez le topo?


Imaginez l'expérience accumulée,  c'est inimaginable! Alors, que puis-je transmettre?


Voici le moment où la foule en délire m'implore: "Maître, qu'avez-vous appris de tout cela?"


Et je répondrai de ma voix caverneuse: " Le Dieu Digit tu adoreras et la sorcière hot-line tu brûleras. Car, en vérité, je vous le dis: je n'ai appris qu'une seule chose: ça ne marche jamais comme on voudrait et on y passe trois fois plus de temps que prévu."


Cette règle universelle est valable pour tous les outils TIC, informatiques, réseaux, télécoms, qu'ils soient en utilisation directe (PC, téléphone, PDA, etc.) ou indirecte (enfouis comme on dit, cachés dans la voiture, le home cinema, la chaudière, l'ascenseur…).


Les premiers doutes sur le fonctionnement de ces bidules digitaux remontent loin en arrière: jeune commercial chez Tartempion, le roi de l'ordinateur, je m'étais amusé, sans être le moins du monde programmeur, à sortir sur un listing tous les mots de passe des employés de la compagnie. C'était aux premières heures de la bureautique en réseau, qui s'appelait VM/CMS en ce temps-là. Et je l'avais transmise avec un petit mot ironique au PDG : "En appuyant par hasard sur quelques boutons, regardez-donc la liste que l'imprimante vient de me cracher! Comme c'est drôle!" Il a trouvé cela tellement amusant qu'il a viré aussi sec le directeur de la sécurité…Peut-être même que j'ai été promu. Primé en tout cas, c'est sûr.


Puis, au fil des ans, j'en ai vu des choses qu'on nous cachait, des choses honteuses là-bas dans le brouillard, derrière l'écran de fumée de la pub et de la com, puis du buzz et du marketing viral. Les mots changent, l'arnaque est la même.


J'ai vu des grosses machines en panne avec des inspecteurs qui s'arrachaient les cheveux. J'ai vu des programmeurs fumeurs de pétards qui tricotaient dans leur code en se mélangeant les pinceaux. J'en vu des petits et des gros "Reset", des écrans bleus dans mes nuits noires, des disques sans âme, des imprimantes sans encre et des bidules sans batterie. J'ai vu des logiciels imploser, des ordinateurs fumer, des touches de clavier jouer à saute-mouton. J'ai vu des câbles et des fils, et des fils et des câbles, partout, tout le temps, s'embrouiller, se mêler comme à plaisir, imbriqués, plat de nouilles immangeables. Et jamais le bon sous la main. Plus vous avez de bidules, plus vous avez de câbles et moins vous avez de chance de trouver celui qu'il vous faut au moment où il le faut. C'est l'une des règles de la techno-chienlit.



Je me croyais envoûté, atteint d'un mauvais sort et je finissais par trouver normal que mon téléphone sonne exclusivement lorsque j'étais aux toilettes, que ma batterie s'arrête lorsque j'allume mon PC, que l'ADSL coupe qu'au milieu du téléchargement, que la synchronisation efface toutes mes données au lieu de les compléter…


Idem en voiture: il était normal que mon démarreur électronique ne démarre pas, que le turbo s'arrête en pleine autoroute, que je reste enfermé en-dehors de ma voiture (c'est-à-dire avec les clés à l'intérieur et les portes condamnées).


Idem à la maison: il était normal que le lecteur de CD de ma chaîne hi-fi ne lise plus rien que le silence infini, que mon écran de télé soit à moitié brûlé de taches bizarres, que le micro-ondes fasse sauter mon internet wifi.


Et cet écran d'ordinateur, ce foutu écran, barré d'erreurs 404, de pages introuvables, combien d'heures y ai-je passé à fouiller ce qu'il pouvait avoir en tête, charcutant les atomes et les bits, pestant comme un damné!...


Normal tout cela.  Puisque, définitivement, et c'est la règle absolue, rien ne marche comme ça devrait. Les calculs de l'entropie systémique nous prouvent que la probabilité de fonctionnement de n'importe quel bidule numérique est si petite qu'on n'arrive même pas à la représenter par un chiffre.


Le problème c'est que personne ne vous le dit. On vous dit même le contraire, tout le temps. Les marchands du temple jouent divinement bien de la brosse à reluire, comme d'une harpe, ils nous transforment en adorateurs neuro-sectomisés du Dieu Digit à qui l'on pardonne tout parce qu'il est si récent, le pauvre, dans l'histoire de la mythologie des techniques. Mythologie de la couillonade, oui!


Il est temps de rétablir la vérité. Ça ne marchera jamais! Plus vous numérisez la vie, plus elle attrape de virus et de bugs. Digitalisez, vous vous en mordrez les doigts. Dans le temps, le moteur avait parfois du mal à démarrer mais la manivelle ne tombait jamais en panne. Aujourd'hui, personne ne maîtrise quoi que ce soit, c'est mondialisé, globalisé, externalisé, on se renvoie la balle comme une patate chaude. La hot-line bégaie, le soft bogue, le hard tousse.


La technologie c'est comme un oignon, plus vous la pelez pour lui enlever ses rides et ses ratés, moins il en reste. Et à la fin, quand vous avez tout râpé, tout débugué, arraché toutes les pelures, il ne reste plus rien que le vide de votre esprit et de votre compte en banque.


Un sociologue résume bien la situation: "Nous sommes passés d'une civilisation de la peine à une civilisation de la panne".


Hélas, nous sommes maudits! C'est cornélien, shakespearien…


Pas question en effet de revenir à la guerre du feu, halte-là. Le confort est passé par là, on télécharge sans payer, on écrit sans poster, on commande sans se déplacer, on chatte sans se voir (ça vaut mieux souvent). L'imparfait du numérique , toujours nouveau, nous paraît plus attrayant que la perfection ancienne, si ennuyeuse . C'est çà qui est terrible, rien ne marche comme ça devrait mais ça marche quand même suffisamment pour nous donner envie d'en avoir toujours plus… Tout le temps qu'on gagne avec ces bidules quand ils marchent, on le perd à les faire marcher. Et, malgré cela, on en redemande, comme des fous, des gamins, on attend la prochaine release comme Becket attendait Godot, le condamné à mort son bourreau, la jeune femme son amant et le port USB sa clé.


Ouais, on n'en a pas fini avec la techno-chienlit, c'est moi qui vous le dis…

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