vendredi 14 septembre 2007

Lis tes ratures !

Le premier jour de mon premier boulot, je me suis assis devant un écran et j’ai commencé à taper sur le clavier. Plus de 30 ans après, je le fais toujours. Les matériels et les logiciels se sont beaucoup amélioré mais grosso modo le processus reste le même : on écrit à toute vitesse et on corrige quand on veut. La vitesse, d’accord, est réservée à ceux qui savent utiliser le clavier de leurs dix doigts, parce que sinon, avec deux, c’est chiant comme la pluie. Moi, je m’emmerdais tellement à l’armée, secrétaire du commandant de compagnie, que j’avais suivi assidûment une méthode de dactylo, cognant tous les jours comme un damné sur une vieille machine à écrire mécanique.
 
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Résultat : un vrai pianiste le jour de la quille !
Donc, avec ces trente ans de recul, je me suis dit que j’avais
peut-être des choses à raconter parce qu’après tout ils ne devaient pas
être si nombreux les gens comme moi, à la fois beaux riches et
intelligents certes, mais surtout à avoir écrit des centaines de
milliers de lignes, professionnelles ou poétiques, pour un public
restreint ou large, sur ce putain de clavier de terminal, de PC, de
portable.
Calcul rapide : 500 lignes par jour, 200 jours de boulot par an (oui,
je sais, on arrondit, c’est pas la Direction Départementale du travail
ici, oh !) , 100 000 lignes par an ; sur trente ans, 3 millions de
lignes. Pas mal, non ? Elles feraient une belle encyclopédie à la con…
Bref, l’ordinateur a changé les modes d’écriture, c’est sûr mais a-t-il
en plus modifié la façon de penser et si oui ou si non, est-ce un bien
ou un mal ? Je ne sais pas si vous avez remarqué le plan d’enfer que je
vous propose pour cette dissertation !
Je vous épargne les étapes intermédiaires, on n’est quand même pas à
l’école, et j’arrive tout de suite à la conclusion : oui on n’écrit
plus pareil, oui on ne pense donc plus pareil et c’est comme çà.
Avant, du temps préhistorique du crayon et de la gomme, on formulait
d’abord sa phrase dans la tête, on imaginait les articulations avant de
les avoir couchées sur le papier. Bien sûr, les retouches existaient
mais elles remettaient rarement fondamentalement en cause la première
ossature. A part les Balzac, Flaubert, Proust et autres maniaques,
obsédés, pervers, déviants du bas-cervelet, ceux qui croient que
littérature s’écrit lis tes ratures, tous les autres écrivains normaux
pensaient avant d’écrire.
Aujourd’hui, avec un traitement de texte comme on dit un traitement de
cheval, on peut commencer une phrase sans savoir comment elle se
terminera, revenir indéfiniment sur ce qu’on a écrit, un texte n’est
jamais fini, une pensée n’est jamais achevée, tout se détruit et se
reconstruit en permanence. On peut déplacer des paragraphes entiers
d’un clic de souris, placer la conclusion en introduction, changer la
séquence des idées. Un peu comme ces films modernes qui racontent la
même histoire qu’avant - c’est toujours la même histoire de la chute et
de la rédemption - mais qui la montent dans le désordre pour nous faire
croire qu’ils ont du rythme et des idées.
So what ? me diriez-vous. Et vous auriez raison. La pensée
d’aujourd’hui n’est plus celle d’hier, quelle grande idée ! Elle est
moins encyclopédique et plus itérative, après tout ce n’est pas plus
mal. On nous a appris tellement de conneries dans ces livre d’école
figés dans une vérité consensuelle et datée.
Ma seule tristesse sera de voir le livre disparaître, car tel est son
implacable destin. L’ouvrage imprimé, désynchronisé, ne peut plus
prétendre refléter qu’un moment tellement passager de l’histoire des
idées qu’il en devient inutile, infinitésimal. Seule restera imprimée
la poésie car elle est beaucoup plus difficile à modifier, c’est
Montaigne qui le dit, alors fermez-la.
Le livre d’aujourd’hui c’est le web. L’écrivain doit s’y placer en
vitrine, tout le monde peut y lire à tout moment ce qu’il écrit, rature
et réécrit, tout le monde peut y mettre son grain de sel à la sauce
wikipédia. Chacun d’entre nous aura ainsi raison au moins une fois par
jour, au moment où le web affichera sa phrase à lui, petite barque
flottant quelques minutes sur l’océan des mots planétaires, et cela
suffira à son bonheur. N’est-ce pas là le principal ?

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