Plus le web va continuer à être gris, overdosé, infobèse, standardisé dans la forme et politiquement correct sur le fond (et je ne vois pas comment il peut en être autrement), plus le papier finira par avoir à nouveau ses chances.
J'ai eu cette révélation en feuilletant l'extraordinaire beau livre "The Best of Newspaper Design" qui récompense chaque année les plus belles pages publiées par la presse quotidienne dans le monde (éditions The Society for News Design). Ne cherchez pas les pages de ce livre sur le web: vous ne les trouverez pas! Sauf ici où j'ai pris la liberté d'en scanner quelques-unes, pour le bénéfice de ma démonstration.
J'ai feuilleté l'édition numéro 26, publiée courant 2005, qui récompense donc les publications 2004. Ce délai, c'est un des problèmes de l'édition papier! Mais le temps, lui aussi, va reprendre du poids, vous verrez…
En tout cas, le résultat est là, sous mes yeux et il est formidablement porteur d'espoir.
Seule ombre au tableau et de taille: sur les 1100 pages de journaux commentées dans ce livre: combien à votre avis de pages françaises?..
Réponse: Zéro!
Sauf erreur de ma part, pas une seule page d'un quotidien français n'a été distinguée. La France n'existe pas en design de presse ou bien elle ne fait même pas l'effort de se promouvoir. Cela devrait rendre un peu plus modestes ces petits directeurs de publication français toujours aptes à donner des leçons au monde entier. Ils peuvent toujours parler: personne ne les écoute sur cette planète! J'ai trouvé seulement deux pages francophones: une page business "A vos affaires" de La Presse (Montréal) - il y a une autre citation de ce même journal, mais c'est pour un dessin d'illustrateur - et la Une du quotidien Le Devoir (Montréal toujours).
Le message essentiel n'est pas là: ces pages montrent tout simplement que le papier est le seul support aujourd'hui à pouvoir offrir au lecteur la rencontre de deux axes de mise en scène forts et porteurs de sens: d'une part, cette mise en scène est globale, spectaculaire, originale, percutante et équilibrée; d'autre part, elle est d'autant plus pertinente qu'elle est totalement contextuelle. C'est le sujet qui prime, et c'est autour de ce sujet que se bâtit cette mise en scène globale qui est une collaboration de toutes les équipes de rédaction: rédigeants et maquettistes, directeurs artistiques et infographistes, iconographes et photographes. L'information papier est la plus belle réalisation d'intelligence collective que je connaisse.
On ne trouvera jamais cela sur le web parce que, tandis que les pages papier se feuillettent, se visualisent d'abord globalement, l'écran, lui, reste avant tout une petite lucarne forcément partielle, un zoom déformant. Ces pages papier, on les touche, on les hume. Il y a des heures d'intelligence et de créativité derrières chacune d'entre elles. La surprise vient à chaque détour, elles donnent au lecteur une vision originale, spécifique du monde. Et l'information, la vraie, celle qui change votre connaissance et votre vision du monde, c'est la surprise, théorie de Shannon bien connue.
Ne parlons même pas de la mise en page: entre ces journaux-là et le web, c'est le jour et la nuit. Les outils de maquette, selon qu'on est papier ou web, c'est le ciseau d'artisan ou la bétonnière. Un homme seul peut faire son site à lui tout seul, j'en sais quelque chose...
Sur le web, en effet, il n'est pas question d'innover dans la mise en page, au contraire c'est même interdit: l'internaute cherche ses repères en quelques dizièmes de seconde. Si, dans ce balayage instantané, il n'a pas trouvé où cliquer, il s'en va. C'est aussi simple que cela. Tous les efforts éditoriaux du web portent donc sur la capacité à retenir l'internaute par des accroches aussi simples que possible, des mots-clés, des formes graphiques ou des couleurs auxquelles il est habitué. Il ne faut surtout pas le déranger, il ne doit pas réfléchir selon la fameuse formule d'un gourou du web dont j'ai oublié le nom, il faut dire que ça change souvent.
Le web caricature le principe de pertinence bien connu des cogniticiens. Lorsque le cerveau cherche la bonne info, il fonctionne en effet selon deux règles:
- plus l'impact cognitif de cette info est fort, plus il considérera qu'elle est pertinente (et donc il la retiendra, il la sélectionnera); c'est la règle d'or du papier;
- plus l'effort de traitement est important, plus il aura tendance à abandonner; çà, c'est la règle du web.
Mais le papier tente d'appliquer les deux règles tandis que le web n'a retenu que la deuxième. Les internautes sont l'archétype de ce que les cogniticiens appellent des "deductive satisfacers": ils s'arrêtent à la première solution trouvée, la plus facile, la plus rapide.
De là à dire que le web c'est pour les imbéciles et le papier pour les gens intelligents, il n'y a qu'un pas à franchir… Que je ne franchirai pas, bien sûr (… mais qu'est-ce que ça me démange parfois !...) .
Plus sérieusement – oui, je blaguais dans la phrase d'avant, je vous jure! - c'est pour toutes les raisons ci-dessus exposées que je reste fondamentalement optimiste sur l'avenir de l'information papier.
A condition bien sûr d'y mettre les moyens, ce à quoi renâclent les éditeurs de presse français: ils ne sont pas forcément les plus radins du monde mais ils investissent rarement au bon endroit. Or, il se trouve qu'il y a une corrélation très forte entre les journaux distingués pour leur mise en scène globale et ceux qui ont de bons résultats financiers… Étonnant, non?
Dernière heure: les gagnants de 2005 viennent d'être nommés; extrait:
"Meeting at Syracuse University in New York, five judges reviewed 389 newspapers
from 44 countries to decide the 2005 winners.This year’s World’s Best-Designed Newspapers™ are:
• The Guardian, London, U.K. daily, circulation: 395,000
• Rzeczpospolita, Warsaw, Poland, daily,
circulation: 180,000."